La pensée transversale

La pensée transversale

(ou comment planter un arbre dans une salle de sport)

Je viens de terminer Ways of Being de James Bridle. Un livre qui ne parle pas vraiment de nous, et qui, du coup, en parle mieux que nous-mêmes. Il nous invite à redéfinir notre perception de l'apprentissage et de la culture. Ce qui me parle dans sa réflexion, c'est sa capacité à remettre en question des systèmes soi-disant immuables, tout en nous offrant une perspective neuve. Il y est question du monde non-humain : de ce qui vit, agit, réagit et pense sans passer par un selfie ou un PowerPoint. Autrement dit, tout ce qui a encore un peu de dignité. Et plus encore, de la manière dont ce monde interagit avec nous — ou plutôt intra-agit, comme le dirait Karen Barad. Car nous ne sommes ni seuls, ni maîtres, ni indépendants. Et surtout, nous ne sommes pas aussi séparés du reste du vivant qu’on aime à le croire. Nous sommes  juste la partie la plus bavarde du système.

En lisant Bridle, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le pont avec l’entraînement physique. Oui, ce drôle de rituel qu’on pense strictement humain, chronométré, individualisé, hygiénisé, prêt à être vendu en barquette sous le cellophane du prêt à consommer, ingestion, digestion, toilettes au fond du couloir. Mais si on changeait d’angle ? Si on considérait que notre entraînement devait ressembler davantage à un échange entre un arbre et un champignon qu’à un énième combat contre soi-même ? Et si l’intelligence nécessaire à notre transformation n’était pas dans le contrôle, mais dans la collaboration — voire la co-émergence ?

La collaboration, donc. Non pas l’alliance molle, polie, consensuelle comme celle qui relie un Powerpoint de deux heures et un cerveau en mode postpandrial. Pas une interaction mais une intra-action donc, soit le processus du phénomène ou du corps en devenir. Comme l’atome qui nous constitue et qui n’est pas une entité fixe, inviolée mais un état de possibles. Une collaboration viscérale, invisible, instinctive, comme celle des racines d’un hêtre et des mycéliums qui l’entourent. Ou celle, plus troublante encore, entre notre propre génome et des virus oubliés qui l’ont remodelé. Nous sommes des assemblages. Des chimères. Des colonies mobiles. Des hybridations. Moins des individus que des symbioses et comme le dit justement Bridle « opposés au récit violent et compétitif de l’émergence de la vie donné par l’évolution darwinienne. »  Cette vision à hiérarchie descendante nettement remis en cause aujourd’hui et dont on voit les dégâts en filigrane dans les bureaux et les salles de sport : même langage, même néons.

Alors pourquoi continuer à croire que notre entraînement doit suivre une ligne droite ? Pourquoi viser un « après » alors qu’on ne sait pas de quoi est fait le « avant » et pas beaucoup plus le « pendant, ici et maintenant » ? Pourquoi ignorer cette réalité omniprésente de tout ce qui gravite autour : nos échecs, nos liens, nos désirs, nos renoncements, nos contextes, nos communautés, nos bactéries intestinales même ?

D’ailleurs, à peine le livre refermé, je tombe sur un site de personal trainer. Très beau site. Sobriété premium, beige feutré, pas d’aspérité, meublé de vide contemporain : le sérieux a une charte graphique. Le coach y apparaît en chemise blanche, montre apparente — rien ne dit "compétence" comme des manches retroussées au bon pli et l’accessoire d’entrepreneur toujours à l’heure, jamais râleur.  Le sourire remplit de belles dents blanches délimitent le distributeur de savoirs. C’est l’avatar d’une application de messagerie : mi gendre idéal-mi copain, zéro entropie.  Je parcours le site et me tombent dessus plus que l’inverse  les incontournables photos avant-après. À gauche : Monsieur Bureautique, bedonnant mais confiant, torse nu dans une pièce à la lumière un peu crue. À droite : le même, même pièce, même pose, mais avec abdos. Victoire ! Transformation ! Épiphanie ! Le corps a parlé, le programme a marché, le coach aussi— mais sur l’eau.

Mais ce que je vois surtout, c’est ce qu’on ne montre pas. L’invisible. L’intra-visible, même. Ce qu’il y avait autour, avant, pendant. L’environnement. La compagne ou le compagnon qui partage la salle de bain. Les enfants. Les collègues. Le stress. Les doutes. Les pulsions de chips. Quels ont été l’impact de tous les éléments exogènes à l’entraînement et au programme ? De quelles influences conscientes et inconscientes (on pourrait dire collaboration au lieu d’influences) avait-il bénéficié ? Combien d’intrants avaient été considérés, inclus ou ignorés ?

Le résultat est là, oui. Mais pour combien de temps ? À quel prix ? Et surtout : pour qui ? Pour quoi ?

Comme dans le fameux problème du tramway, on se focalise sur la dernière décision, à l’endroit de la dernière bifurcation sur le Y. Mais à se concentrer sur la méthode et le résultat n’a t-on pas occulté tout le reste qui a tout autant si ce n’est plus son importance en terme de viabilité, de pérennité et d’intégration dans un monde de coopération symbiotique ? L’urbanisme émotionnel autour de la vie par exemple ? La fatigue héritée, les traumas muets, l’éducation, l’alimentation, les regards croisés, l’algorithme Instagram qui te vend des injonctions musclées entre deux stories de chiots ?

C’est ça, la pensée transversale. C’est refuser de regarder le résultat comme une fin. C’est regarder les interactions, les glissements, les processus. C’est se dire que le corps est un lieu d’émergence, pas un projet à optimiser.

Alors comment s’entraîner ? Comment entraîner ?

Peut-être en arrêtant de penser qu’on entraîne quelque chose. Peut-être en se laissant traverser. Par le doute, le plaisir, la maladresse, le risque.

Parce qu’au fond, je n’y crois pas aux efforts hurlés, aux montages musicaux sur fond de cris de motivation, au positivisme exacerbé. Je crois à l’exploration, à la surprise. À l’échec comme moment fondateur. Je crois que se perdre un peu dans son corps, c’est déjà commencer à l’habiter.

Et surtout : je ne crois pas aux programmes en tant que vecteur de changement.  Je ne dis pas qu’il n’y pas de résultat, finalement tout fonctionne et rien ne fonctionne mais combien de gens ai-je vu s’entraîner, obtenir des résultats visibles, mais qui n’ont jamais su s’arrêter et qui repoussent sans cesse le but dans un mouvement égoïste et inutile puisqu’il n’a pas d’existence intrinsèque ? Ils doivent éliminer l’aléatoire, l’inconnu donc la part collaborative incontrôlée qui pourtant permettrait une évolution positive au sens où elle adviendrait par mimétisme avec la nature en nous.

Je crois aux histoires. Aux glissements. Aux aléas. Aux bifurcations. Je crois que l’entraînement, c’est une conversation avec ce qu’on ne comprend pas encore.

Alors voilà. Peut-être que le coaching, le vrai, ce n’est pas de montrer le chemin. C’est d’aider à voir qu’on est déjà dessus. D’apprendre à écouter son corps — pas ses performances, pas ses “résultats”, mais ses soupirs, ses refus, ses joies bizarres.

Un bon coach (si il existe) n’aide pas à devenir quelqu’un. Il aide à arrêter de croire qu’on n’est pas déjà quelqu’un.

Les outils numériques, dont le site de coaching sur lequel vous lisez ces lignes, nous offrent une possibilité d’interaction avec notre corps qui dépasse les simples limites du calcul. Ce site ne se contente pas d’appliquer une méthode unique ; il s’adapte, il invite à essayer, à créer. C’est un espace où l’on peut expérimenter la liberté dans l’entraînement, un espace où l’on accepte de ne pas avoir toutes les réponses, mais où chaque mouvement devient une recherche, une exploration.

Dans ce monde qui semble si structuré, il est peut-être temps de se rappeler que l’essence de notre existence, tout comme l’essence de l’entraînement, ne réside pas dans l'application de règles rigides, mais dans notre capacité à explorer, à se tromper, à recommencer, et surtout, à s’amuser.

Et si on s’entraînait non pas pour changer, mais pour mieux habiter qui nous sommes ? Pour danser avec ce que nous fuyons ? Pour nous faire un peu peur, pour ne pas se prendre au sérieux, sérieusement. Et si l’entraînement, au fond, c’était juste apprendre à tomber avec plus de grâce ?

Je propose de ne pas nous entraîner comme des humains mais comme des êtres de nature, avec plein d’incertitude et des potentiels insoupçonnés. Sans dogmes. Ne jamais rien savoir pour toujours découvrir et laisser advenir le hasard, donc tout. Ne rien exclure.

B.R

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